DALI, l’a dit… Dali : Génie, bouffon, ou les deux ? Génie, qui en douterait ? Alors génial et bouffon ou bouffon avec génie ? En tout cas, un des plus grands artistes du XXème, après Picasso, l’insurpassable.
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Dali c’est le surréalisme par excellence, un surréalisme forcé parfois, comme on peut dire de la religiosité du quattrocento qu’elle est forcée pour se vouloir trop démonstrative. Et ce sont, dans un univers onirique, ces montres molles, des monstres effrayants, grotesques ou risibles évoluant dans des mondes irréels et inquiétants.
Pour les aspects théoriques ou mystiques de son art il formulera ses théories sur la persistance de la mémoire, la méthode paranoïaque critique, etc. Sans oublier l’importance de la gare de Perpignan, centre du monde, où il éprouva, dit-il, une extase mystique, presque orrrgasssmmique… et surtout Gala.
Gala sa muse, après avoir été l’égérie et la femme d’Eluard. Gala, le plus souvent nue, qui traverse son œuvre telle la déesse mère Gaia (ou Gé), curieux cette proximité de nom, et y dispense ses bienfaits tout comme la « bonne mère » de Notre Dame de la Garde aux marseillais… Gala qui sera entre autres une Léda : beaucoup Dali, un peu Gala… Dali qui adorait d’ailleurs les anagrammes, sauf peut-être celle que Breton lui dédia: « Avida dollars ! »…
Dali qui aspira peut-être au mysticisme, il dira que l’artiste se devait d’être mystique, mais ajoutait qu’il mourrait certainement sans être mystique et sans Ciel…
On trouve dans son œuvre bien des références religieuses, parfois iconoclastes, ironiques ou empruntes de dérision.
Parmi elles, il en est une fascinante : son « Christ de saint Jean de la Croix » (1951). Une huile sur toile inspirée par un poème de Jean de la Croix que lui avait lu Federico Garcia Lorca.
Au risque d’être contredit par les spécialistes de l’art moderne en général, et de Dali en particulier, comment ne pas voir ici, non pas une œuvre religieuse mais une manifestation magistrale et parfaitement consciente, que ce sont les dieux qui sont les créatures de l’homme et pas les hommes celles de Dieu. Et que la théâtralité, la mise en scène des œuvres religieuses ont besoin pour qu’un sens soit donné à ces allégories, de la complicité de l’artiste et de celle du spectateur.
Et Dali prend en effet le contre-pied de tout ce qui s’est fait avant lui dans ce type de représentation.
D’ordinaire, la croix est fermement plantée en terre et le supplicié représenté dominant le spectateur qui le voit d’en dessous, en contrebas. Il y a à cela deux raisons. La première est de nous placer en position d’infériorité puisque nous devons lever les yeux pour voir la scène, ce qui doit générer en nous de l’humilité et faire naître un sentiment de culpabilité puisque ce sacrifice est destiné au rachat de tous les hommes… La seconde que de cette façon il est aisé de montrer les traces du supplice, de surenchérir sur le corps étiré par la souffrance, la plaie du coup de lance et le sang qui s’en égoutte, enfin les crispations du visage indiquant les douleurs de l’agonie.
En général, la crucifixion se profile sur un ciel chargé de nuages, orageux même, qui ajoute à l’intensité dramatique, d’autant que filtre le plus souvent un rayon de lumière qui se veut représentatif de la présence de Dieu le père, soi-même, qui surveille la tragédie et accueillera son rejeton quand le sacrifice aura pris fin !
Chez notre catalan, rien de tout cela.
D’abord la scène est vue en plongée et en conséquence tout s’en trouve radicalement transformé. En fait le peintre occupe sans complexe la place qu’était censé occuper Dieu dans les représentations classiques. Et comme nous voyons l’œuvre, en fonction de ce choix, comme le voit l’artiste et par ses yeux, nous sommes témoins de la crucifixion comme si nous étions devenus Dieu !
Les conséquences de ce changement de perspective sont donc énormes. Il en résulte déjà que dominant la scène au lieu d’être dominé par elle, toutes les incitations à l’humilité ou à la culpabilité ont disparu. Disparues aussi les traces du martyr : plus ces côtes saillantes d’un agonisant, plus de plaie sanglante ou de visage souffrant, plus de couronne d’épines. A la place nous avons une magistrale étude, véritable prouesse artistique, sur un corps humain en perspective et notamment sur la musculature dorsale du sujet. En outre, au lieu de voir la tête grimaçante d’un mourant, on ne voit que sa chevelure, ce qui rend ce sacrifice, qui se voulait exemplaire, terriblement hypothétique. D’autant que contrairement à la tradition, le corps n’est pas cloué sur la croix mais tient, soit par l’opération du Saint-Esprit, soit peut-être maintenu par le seul poids de nos péchés.
On remarque aussi que le fond n’est plus orageux et tourmenté, mais uniformément noir, ce qui substitue à l’ambiance catastrophique et fin du monde des œuvres classiques, une atmosphère onirique totalement différente. Ce qu’accentuent encore les ombres fantasmagoriques qui prolongent latéralement le sujet. Ce ne peut être un hasard non plus si le « titulus », la pancarte de la croix, ne comporte pas d’inscription.
Enfin sous cette croix en lévitation dans un autre monde, apparaît un paysage presque familier : un lac, un bateau, deux pêcheurs. Les personnages ne s’intéressent pas du tout à ce qui se passe au-dessus de leur tête, mais on peut croire (!) que le Christ, penché, les observe et a pour eux une certaine sollicitude. Toutefois ce Christ, maintenant, c’est nous, et la sollicitude suggère celle que nous souhaiterions si notre créature prenait corps…
Si toute la symbolique inhérente à ce sacré a été bouleversée, ce n’était certainement pas pour adresser le même message que les interprétations précédentes. N’est-on pas en droit de penser, au contraire, que c’était pour délivrer le message inverse ? Car après tout, à force de miser ostensiblement sur l’exemplarité de cet épisode mythologique et de vouloir à tout prix nous culpabiliser, est-ce qu’on n’en avait pas fait un peu trop ? D’ailleurs Dali, par ce changement révolutionnaire, ne fait pas que modifier l’interprétation d’une scène considérée comme la chronique d’un événement isolé, mais s’attaque à toute l’architecture du système qui aboutit à cet événement.
Car s’il n’y a pas de sacrifice, c’est peut-être qu’il n’y a pas de salut, de rédemption, de rachat des fautes ! Et donc, in fine, que le péché originel n’est rien d’autre qu’une sinistre plaisanterie…
Il faut dire que chasser ces malheureux du paradis parce qu’ils ont eu l’outrecuidance de se servir de l’outillage gentiment mis à leur disposition par la direction, c’est déjà d’une flagrante bêtise, mais condamner en outre tous les descendants des susdits jusqu’à la fin des temps à être marqués par cette tache infamante ça devient en définitive du délire ‘’paarrranooïïïaaque’’ …
La meilleure façon d’échapper à tout ce mécanisme de l’horreur, c’est de reprendre tout cela avec modération et bon sens. De bannir de la représentation toute trace de supplice, de souffrance, de plaies, d’hémoglobine. Ainsi n’a-t-on plus à justifier par une dramatisation artificielle, un sacrifice qui, eut-il eu lieu, aurait été dérisoire face à l’ambition et à la grandeur auxquelles il prétendait !
Dali prend donc tout cela de haut, au propre comme au figuré. Il masque le théâtral, tout ce qui est faussement tape-à-l’œil et grandiloquent et transforme le pathétique en abstraction. Il rend sa place à l’homme, après l’avoir délivré de toute culpabilité et de tout remord et en fait un démiurge, un créateur de mythe, comme lui, créateur qu essaie de ne pas être dépassé par sa créature.
Reste un symbole : la croix, qui flotte, erratique, dans un monde irréel.
Et un être qu’on peut considérer comme Dieu puisque nous l’avons façonné dans cette perspective. Être, soit dit en passant, qui a perdu de sa superbe tout en gagnant, peut-être, en humanité. Personnage qui penche encore la tête, comme autrefois, mais c’était alors pour afficher sa douleur divine et forcer notre humilité et notre remords, alors qu’ici c’est lui qui en quelque sorte devient humble, comme s’il venait de comprendre la vanité de toute théâtralisation…
Alors en fin de compte, salvateur (Salvador !) le Christ ? Voire !
Maintenant en tout cas c’est à nous de choisir, on ne nous force plus la main. On sait que la croix n’a aucun contact avec notre monde, que les hommes peuvent vivre sans se préoccuper de sa présence dans un Ciel inaccessible et sans même qu’une ombre portée ne croise la terre et manifeste si peu que ce soit sa présence…
Autrement dit, Dali abat le mythe et n’en restitue que ce qu’il renferme d’humain, laissant à chaque homme la possibilité de trancher de sa vision en usant de ce dont on n’aurait jamais dû le priver : sa liberté.
Agnos
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